Critique du livre : Les stratégies absurdes, Comment faire pire en croyant faire mieux, de Maya Beauvallet – Seuil – janvier 2009
Les effets pervers des indicateurs
Le livre de Maya Beauvallet, Les stratégies absurdes, comment faire pire en croyant faire mieux (Seuil 2009), montre, avec force d’anecdotes, les effets pervers des indicateurs et incite à l’exigence d’une vigilance à l’heure de les mettre en place.
Ce livre est un pavé dans la mare des indicateurs et autres tentatives de mises en œuvre managériales pour performer mieux et plus dans les entreprises. Dans certaines circonstances les indicateurs peuvent s’avérer absurdes et les stratégies managériales amener à des situations paradoxales en entraînant les acteurs de l’organisation à agir dans le sens contraire des objectifs.
En dressant un panorama des conséquences néfastes des indicateurs et dispositifs d’incitation, Maya Beauvallet, économiste et maître de conférences à Telecom ParisTech, met en exergue un certain nombre d’effets pervers, qui, s’ils sont proches de la caricature, n’en donnent pas moins le ton de certaines dérives qui se vivent dans les entreprises. Symptomatiques d’un monde professionnel en recherche de maîtrise et de performance, ces exemples dépassent le cadre de l’entreprise. L’auteur décrit des univers variés, comme le bénévolat, la justice, la santé, l’université, la recherche, les environnements sportifs, les déménageurs de piano…
Quand le mieux est l’ennemi du bien… et que le plus érode le mieux
Les indicateurs sont des instruments de mesure et de contrôle. Confrontés les uns aux autres d’une part et aux objectifs d’autre part, ils permettent de suivre l’activité d’un service ou d’une organisation. Ils alimentent les tableaux de bord et donnent des clefs aux gestionnaires pour piloter l’entreprise. Mais, en orientant l’attention des acteurs de l’entreprise sur le scoring des indicateurs, en apportant de nouvelles contraintes et en changeant les liens sociaux entre les acteurs et l’organisation, les indicateurs induisent aussi des comportements nouveaux qui sont parfois aux antipodes des résultats escomptés.
C’est ce qui se passe lorsque le management apporte des réponses décalées face aux motivations des acteurs et aux contextes. Maya Beauvallet décrit l’exemple du bénévolat : « Les relations non marchandes, comme le don, l’altruisme, le bénévolat ou le simple respect des règles sociales, ont leur logiques propres, fondées sur des motivations intrinsèques. Introduire du monétaire dans un système non monétaire n’est pas simplement neutre, mais dommageable ». Cet exemple montre comment l’intéressement rompt la logique du désintéressement et déséquilibre le système. Il y a là matière à considérer les actions managériales avec une approche systémique qui tienne compte des interactions produites par un nouvel indicateur. Lorsque l’objet de la mesure et les modes de mesure changent, ce sont des données qui évoluent, et c’est tout le système qui peut en être modifié et déséquilibré.
Un certain nombre d’autres paradoxes sont balayés. Par exemple, l’indicateur relatif qui ralentit l’entraide voire incite au sabotage ; le seuil qui limite la performance ; ou encore quand les juges, eux-mêmes jugés sur leur jugement, optent pour un comportement moutonnier… « Lorsqu’on est jugé sur son propre jugement, on a tendance à juger comme les autres. Se distinguer, c’est prendre un risque » écrit Maya Beauvallet. Aussi, les incitations collectives qui démotivent les meilleurs et confortent les « passagers clandestins », qui se reposent sur la performance des autres. Les incitations collectives fonctionnent pour « une somme d’individus qui se ressemblent » et lorsque « leur travail est réellement collectif », conclut l’auteur.
Le plus s’oppose-t-il au mieux ? La dialectique du mieux et du plus est abordée par Maya Beauvallet qui souligne que mesurer exclusivement le plus peut tirer dans le sens contraire du mieux. Que ce soit par obsession du plus ou par la difficulté à mesurer le mieux, réduire la valeur des actions à du quantitatif dans des contextes où le qualitatif est essentiel à la bonne marche du service est néfaste ; et ce à l’instar de l’exemple du bénévolat où les incitations monétaires viennent brouiller la motivation intrinsèque des acteurs.
Y a-t-il un pilote dans les organisations ?
Y a-t-il quelqu’un pour lire les tableaux de bord entre les lignes de chiffres, et confronter les chiffres à la réalité de l’entreprise ? Est-on tenté de demander aux dirigeants des entreprises qui managent leur personnel à coups d’indicateurs. Si le pilote peut se passer d’indicateurs pour diriger son entreprise, les entreprises ne peuvent se passer de pilote, à fortiori lorsqu’il y a pléthore d’indicateurs. Car le danger est réel de laisser les indicateurs piloter l’entreprise (à la place des dirigeants).
Pour l’auteur, il convient donc, en premier lieu, de « fixer le cap de l’entreprise » et de déterminer les objectifs. Cependant, la difficulté réside davantage dans la transformation des objectifs en indicateurs. Cela signifie parfois savoir refuser de « réduire l’objectif à des indicateurs trop précis » explique Maya Beauvallet en prenant l’exemple du système judiciaire canadien qui a opté pour des critères subjectifs, relevant de l’appréciation du magistrat, pour son objectif d’impartialité (page 133).
Car les indicateurs n’indiquent rien d’autre que ce qu’ils mesurent. La performance à un test ne donne pas d’autre information que celle d’avoir performé dans ce test. Il en est des QCM utilisés notamment par les grandes écoles et universités pour mesurer les connaissances acquises lors des Master et MBA en tous genres. Ils imposent une manière « d’apprendre » adaptée à la réussite aux QCM : un apprentissage superficiel et sélectif, stéréotypé, chiffré, focalisé sur les définitions et les buzz words, qui se passe d’esprit critique et d’analyse.
Tenir la maison ou créer de la valeur ?
Maya Beauvallet ironise : « il est en effet d’autant plus important d’avoir un tableau de bord que l’on ne sait pas conduire ».
Quand gérer une entreprise se résume à tenir « la maison », tenir un budget, et tenir des indicateurs, c’est l’entreprise d’hier qui est gérée et non celle de demain. Les indicateurs visant à la bonne gestion de l’entreprise sont souvent des déclinaisons des stratégies « low cost ». Pour Frédéric Fréry, professeur de stratégie à l’ESCP, ces stratégies de réduction de coûts sont pourtant dangereuses pour l’entreprise, parce qu’elles s’opposent aux logiques de création de valeur et compromettent la pérennité de l’entreprise.
Les organisations ont besoin de l’initiative des acteurs (voir à ce sujet la critique du livre de Gary Hamel, La fin du management, disponible sur pairexpert.com). Elles ont intérêt à ce qu’ils consacrent du temps et de l’énergie à de nouvelles voies en matière de procédés, produits et services… plutôt que de focaliser leur attention sur le score des indicateurs et les objectifs chiffrés. « Si les managers se concentrent sur leurs processus, les indicateurs de performance seront au vert ; mais si les managers se concentrent sur leurs indicateurs, le processus ne s’améliorera probablement jamais », affirme Jim Womack, Président du Lean Enterprise Institute.
A vouloir toujours tout maîtriser, contrôler, ordonner, réguler et réglementer, le management réduit les marges d’initiatives et de performances individuelles et bride la motivation des salariés. Il incite les acteurs à vouloir prendre la main autrement, et crée d’autres terrains d’investigation individuelle pour s’adapter au contexte et tirer ses cartes du nouveau jeu mis en place, plutôt que d’œuvrer dans le sens de l’entreprise.
A force de chercher l’erreur on la trouve.
Mais on ne trouve que cela. Les indicateurs permettent de juger les actions des acteurs et les acteurs eux-mêmes, et permettent parfois à un management en mal de pouvoir d’agir avec l’autorité du tableau de bord. Ainsi, ils sont aussi un outil privilégié à l’usage des « petits chefs » (contrairement à ce que semble signifier l’auteur page 15) et constitue un levier pour contraindre. Quand l’autorité réelle est fragile, le « petit chef » recours à celle d’Excel. « Eliminez les objectifs chiffrés pour les cadres. … En pratique, c’est souvent aussi le management par la crainte » écrit William Edwards Deming (Hors de la crise, Economica 2002).
Les stratégies absurdes de Maya Beauvallet est un ouvrage divertissant. Et efficace si l’on considère qu’il constitue une mise en alerte sur les bévues des indicateurs et incite à l’exigence d’une vigilance à l’heure de les mettre en place. S’il montre l’absurdité d’un certain mode de management et donne à voir le dialogue de sourds qui se développe entre salariés et managers si l’on n’y prend pas garde, le livre de Maya Beauvallet ne constitue cependant pas une analyse des indicateurs, ne resitue pas leur histoire et leurs enjeux dans les organisations, et n’est pas un mode d’emploi pour les définir, les mettre en place et les suivre avec recul et esprit critique. Il met en garde et donne envie d’en savoir plus et de se reporter aux études menées sur le sujet.
Un bémol cependant : en introduction Maya Beauvallet met en cause « l’ordre managérial et ses méthodes de gouvernance, d’évaluation et d’action » et regrette qu’il soit sorti de l’entreprise et se diffuse à d’autres domaines. Simultanément, l’auteur rend hommage à la science économique et à la « théorie des incitations », pourvoyeuse de solutions et d’avertissements. A plusieurs reprises dans le livre, l’auteur reprend en leitmotiv le danger de s’inspirer des fonctionnements de l’entreprise pour les transposer à d’autres univers (mesurer la performance des Ministres, mesurer la performance de la recherche…). Il y aurait donc d’un côté la « science managériale » responsable de ces mauvais modes et outils, en entreprise et à l’extérieur de l’entreprise et, de l’autre côté, la science économique, « non coupables de ces errements » (page 14). Tout se passe comme si ces différents univers étaient des mondes fermés et séparés et devaient le rester, et comme si désigner un coupable permettait de se libérer de la hantise de devenir comme l’autre. Pour être simplistes, ces allusions sont pour le moins curieuses, d’autant qu’elles sont faites sur un ton de mépris (« [la science managériale] a désormais son jargon, ses bons apôtres et ses consultants en tous genres » ou encore « la doxa managériale » termes que l’auteur reprend régulièrement). Et elles n’apportent pas de réflexion supplémentaire au sujet des indicateurs et de leurs effets pervers.
Virginie Mandaroux
10 mars 2009