Critique du livre : The future of management, La fin du management, de Gary Hamel, avec la participation de Bill Breen – Vuibert, Avril 2008
Gary Hamel sonne-t-il le glas du management ?
Il annonce davantage l’urgence d’un renouveau managérial et la fin du management traditionnel comme technique de gestion. Et, il exhorte ses lecteurs à inventer le management de demain – ce que confirme le titre original de son livre « The Future of Management », édité par Havard Business School Press.
Dans cet ouvrage écrit avec la collaboration de Bill Breen de la London Business School et co-fondateur de la revue « Fast Company », Gary Hamel invite les dirigeants à sortir des sentiers battus pour pratiquer « l’innovation managériale » qu’il place en tête des autres types d’innovation (stratégique, produits/services, procédés).
S’appuyant sur de nombreux exemples recueillis auprès d’une centaine d’entreprises, ce livre aide à se poser les bonnes questions pour renverser les principes de management en général (exemple : pourquoi opposer discipline et liberté ?) et les idées reçues dans son entreprise en particulier. Il donne aux dirigeants des clefs pour « inventer les règles de demain » et trouver les avancées managériales capables de leur procurer un avantage compétitif durable.
Percutant, Gary Hamel avance avec force et détaille trois exemples d’entreprises de cultures, de tailles et de secteurs différents : Whole Foods, la grande distribution bio, WL Gore, entreprise d’innovation industrielle, et Google, organisateur de l’information sur le net. Pour chacune, il analyse les fonctionnements, les modes de travail et les caractéristiques du management qui font la différence avec d’autres sociétés. Il en tire une trame pour s’atteler à « l’innovation managériale » dans sa propre entreprise : repérer les processus internes, remettre en cause les certitudes, questionner les habitudes, et inventer de nouveaux principes de management créateurs de valeur.
Pour les trouver, l’auteur suggère de prendre exemple à l’extérieur de l’entreprise. Les analogies ne manquent pas entre l’entreprise et les environnements « déviants positifs » qui constituent des modèles d’adaptabilité. Observer et s’inspirer de la vie, des marchés, de la démocratie, de l’urbanisme… conduit à regarder du côté de la diversité, de la régulation, de la contestation, de la responsabilisation, et invite à les transposer dans l’entreprise. Pour l’auteur, le mode analogique permet de briser les « processus incestueux » habituellement à l’œuvre dans les entreprises pour générer les stratégies.
« Faire de l’innovation l’affaire de tous »
Chaque entreprise est différente, chaque culture est spécifique : c’est à chaque chef d’entreprise, dans son contexte propre, à qui il revient de se poser la question de son management et de son rapport aux hommes et femmes qui composent l’entreprise… et par extension, à l’humain. Le nombre et la richesse des exemples que fournit Gary Hamel sont éloquents et montrent que seule la question de l’innovation managériale est la même pour tous : les réponses, elles, sont multiples et restent à puiser dans chaque environnement.
Cependant, qu’y a-t-il de commun entre les entreprises Whole Foods, Gore et Google ? Des principes managériaux favorisant l’adaptabilité à leur(s) environnement(s), une mission d’entreprise claire et intégrée par tous les collaborateurs, et des ambitions !
Ces entreprises montrent également des structures hiérarchiques plates et des équipes autonomes. Et surtout, la confiance dans la capacité des salariés à participer à l’évolution de l’entreprise, et la mise en place de processus et comportements qui valorisent les idées, les actions et les hommes. Il s’agit de « faire de l’innovation l’affaire de tous » et non pas de quelques uns, et d’inciter les gens à donner le meilleur d’eux-mêmes au sein de l’entreprise. Comment ?
Les entreprises citées en exemple ont réussi à créer une communauté autour de leur mission. Les acteurs participent aux décisions et aux développements de projets innovants. Ils s’impliquent individuellement au collectif et, ce, de manière non contrainte. « Laisser les gens s’emparer des idées et des projets » : Terri Kelly entretient chez Gore une « économie du don » qui rappelle la théorie du don du sociologue Marcel Mauss, et que Norbert Alter revisite lorsqu’il développe « l’innovation ordinaire » (*) en entreprise.
Dans ces entreprises, le collectif respecte l’individualité de chacun, l’esprit communautaire n’est pas le collectivisme. Ainsi que l’évoque poétiquement Michel Roux dans « Repenser l’entreprise » (**), « l’individualisme n’est pas forcément la pierre d’achoppement du collectif, au contraire, il peut en être la condition ».
Une idée-force du livre de Gary Hamel est de réhabiliter le « salarié ordinaire » dans l’entreprise. Non pas uniquement comme un élément de l’intelligence collective, ce qui en soit est assez ordinaire depuis quelques années, au moins dans les intentions, mais comme un élément autonome, doué de capacité créative, de motivation et d’esprit d’entreprise… Si tant est que l’entreprise soit elle-même animée d’un esprit !
Donner au gens envie de réfléchir… n’est pas à la portée du premier manager, ni de n’importe quelle organisation. Il faut savoir relever le défi de la passion, qualité motrice de l’implication pour chacun d’entre nous. Permettre à chacun de trouver son génie.
Reconnaître les « déviants positifs »
Gary Hamel nous invite aussi à porter un regard nouveau sur les déviants, à « normaliser l’anormal », qu’il s’agisse de systèmes ou de personnes ; à apprendre à distinguer les irrégularités qui détruisent de la valeur et celles qui en créent. Il devient utile de repérer les systèmes « déviants positifs » pour y puiser des idées. Utile aussi de reconnaître et d’accueillir les personnalités latérales qui aideront l’entreprise à trouver des chemins innovants.
Autrement dit, les entreprises doivent apprendre à s’ouvrir sur elles-mêmes et faire alliance avec les acteurs en interne. De même qu’elles ont su nouer des alliances avec des partenaires extérieurs, elles ont intérêt à faire alliance avec leurs collaborateurs à tous les niveaux de la hiérarchie.
Pour cela, Gary Hamel recommande d’instaurer une démocratie des idées et leur libre circulation, d’organiser la collaboration volontaire, de faire obstacle aux obstacles parfois activés par la hiérarchie, de confronter les idées et les projets à la sagesse collective… et, de libérer le potentiel créatif des salariés.
Pour Gary Hamel, de nombreuses entreprises fonctionnent comme des systèmes féodaux (!) dans la manière dont elles gèrent et contingentent l’information, préservent les privilèges de quelques uns, se prémunissent contre les idées nouvelles. Mais ce mode de management d’un autre âge ne pourra pas tenir longtemps.
Aux prémices d’un management en devenir, Internet représente à la fois un moyen et un modèle d’innovation managériale. Les sites web et les blogs constituent des outils de démocratisation et de circulation des idées. Le fonctionnement d’Internet ouvre sur de nouveaux repères : la multiplicité et la richesse des échanges, l’interactivité, le maillage, la régulation plutôt que les rapports hiérarchiques…
L’hyper adaptabilité des entreprises, autre point clef de l’innovation managériale, les engage à faire évoluer leur cœur de métier. Le chef d’entreprise travaille l’ADN de son organisation : Google est ainsi passé d’un « moteur de recherche internet » à un « organisateur mondial des savoirs et des connaissances ». Outre le positionnement marketing qu’elle représente, cette identité constitue, en premier lieu, la mission et l’ambition qui se vit au sein de la communauté Google : « améliorer l’intelligence du monde ». La boucle est bouclée.
La manière dont ces entreprises vivent et font évoluer leur cœur de métier incite à réfléchir à la notion de pérennité des entreprises, ainsi qu’à la notion de progrès – progrès du management, progrès de l’entreprise, progrès personnel des acteurs – notamment en lien avec la recherche de perfection et la notion d’évolution.
La lecture du livre de Gary Hamel donne envie de prolonger la réflexion et de poursuivre le questionnement : En quoi le management peut-il faire obstacle ou faciliter l’innovation dans sa propre entreprise ? Comment conjuguer information, savoir et savoir-faire pour libérer le potentiel créatif de ses salariés ? Quelle place réserver aux savoirs en entreprise si l’on considère que l’enjeu du savoir est d’accroître la liberté de penser et la capacité créative des hommes ?
Dirigeants et chefs d’entreprise y trouveront matière à s’interroger et à interpeller les fonctionnements en oeuvre dans leur entreprise.
Intuition et esprit d’entreprise ne sont pas l’apanage des seuls dirigeants
A l’heure où le MEDEF appelle les entreprises à « voir en grand » par le biais de son Université d’Eté 2008, on peut souhaiter que de nombreux chefs d’entreprises décideront de faire de chaque collaborateur un allié afin de grandir à l’échelle de la planète humaine. Finalement, l’idée qui consiste à favoriser les idées de chacun au service de l’ensemble ne serait-elle pas une qualité précieuse du dirigeant ?
Il est à noter que les entreprises citées dans le livre de Gary Hamel sont majoritairement américaines. Qu’en est-il en France et en Europe ?
Il existe bien des projets « d’innovation participative », des actions de « valorisation de l’humain », en droite ligne avec les élans de développement durable et les exigences des normes RSE. Tout se monnaye et les cotations des entreprises valorisent aujourd’hui le capital immatériel, la capacité d’innovation, la qualité de travail interne, la valeur humaine…
Mais force est de constater que les projets d’innovations participatives émanent d’initiatives « top-down », et sont davantage le « fait du prince » que le signe d’une véritable démocratie managériale ; elles restent réduites dans leur ampleur, et sont confrontées à une difficulté d’application et de crédibilité sur le terrain, très éloignées de la voie du collectif sans obligation poursuivie par Whole Foods, WL Gore et Google.
Lecture faite de « La fin du management », il semblera loin le temps, pourtant très récent, où l’intuition et l’esprit d’entreprise étaient considérés comme l’apanage de l’entrepreneur et des dirigeants. En réalité, la capacité créative et la motivation à participer au développement de l’entreprise ne sont pas proportionnelles au statut ou à la fonction. Certains, même, sont convaincus que ces capacités sont plus largement répandues parmi ceux qui ont tout à gagner, ne serait-ce que la reconnaissance de leur implication et de leur valeur dans l’entreprise.
Jean-François Zobrist, directeur de Favi (***), fait partie de ces dirigeants qui misent sur l’humain : il a révolutionné l’organisation de son entreprise, fonderie du Nord de la France, en supprimant les niveaux hiérarchiques et en responsabilisant les ouvriers, aujourd’hui en lien direct avec les clients.
Il apporte un exemple de renouveau managérial, il ouvre une voie sur un futur du management.
Virginie Mandaroux
Septembre 2008
* « Sociologie du monde du travail », sous la direction de Norbert Alter, PUF 2007, page 140
** « Repenser l’entreprise », livre collectif, Le Cherche Midi 2008, page 298
*** Jean-François Zobrist, lauréat d’Innov’Acteurs 2007, auteur de « La belle histoire de Favi, l’entreprise qui croit que l’homme est bon », édité par Lulu.com, tome 2 Notre management et nos outils